dimanche 28 janvier 2024

"Votre littérature, vous la construisez en vous-même" -- Lettre à Hélène, lectrice - par Martin Winckler


Hélène, 

Je ne sais pas si c'est votre prénom, ni si vous lirez jamais ceci, car je sais peu de choses de vous. 

Je ne sais si quelqu'un qui vous connaît et vous aura reconnue vous signalera un jour ce message ; s'il vous rappelle de mauvais souvenirs, je vous prie de me le pardonner, vous n'êtes en aucun cas tenue de le lire. 

Je sais seulement - et surtout - qu'un jour, vous avez écrit à un "auteur connu". Je ne sais pas ce que vous aviez exprimé dans votre lettre, mais voici comment il le rapporte dans un de ses livres : 

Un jour, une lycéenne qui avait lu mon roman XXXX dans le cadre du Goncourt des Lycéens, m’avait écrit, d’un ton pincé, pour me dire qu’elle n’avait rien compris à mon livre, que ça ne racontait pas d’histoire, qu’elle se demandait bien quel message j’avais voulu faire passer. 

Evidemment, son compte-rendu est un peu court. Vous en avez sûrement dit plus que ça. La plus élémentaire honnêteté de sa part aurait été de publier l'intégralité de votre lettre, puisque vous aviez pris la peine de l'écrire et de l'envoyer ; mais il n'en a rien fait, il s'est contenté de publier sa réponse à la suite de ce paragraphe. 

Sa réponse, vous la connaissez déjà, je ne vais donc pas vous l'imposer une nouvelle fois, mais pour les autres personnes qui liraient ceci et voudraient la connaître, ils pourront la trouver à la fin de cet autre texte, sur ce même blog

Si je vous écris, aujourd'hui, ce n'est pas pour "réparer" (je ne pense pas que ce soit possible) les propos insultants que cet inqualifiable* a tenus dans sa réponse, ni la laideur du procédé consistant à publier cette lettre méprisante dans un de ses livres, comme s'il en était fier (il le laisse entendre, d'ailleurs, cet andouille !!!). 

Si je vous écris, c'est pour vous dire, d'abord, que je suis de tout coeur avec vous. Car, en vous répondant ainsi, cet inqualifiable* ne s'est pas contenté de très mal vous traiter, il a aussi montré son mépris pour toutes les personnes qui lisent et écrivent. Ce qu'il vous a écrit est purement et simplement une violence de classe, de caste, âgiste et sexiste. Et son mépris disqualifie non seulement ce qu'il dit, mais le disqualifie, lui, en tant qu'interlocuteur. 

Ensuite, je tiens à vous remercier de lire des livres ; et même, parfois, ceux qui ne vous intéressent pas, et qui vous semblent ne rien raconter et ne pas dire grand-chose. Je suis un écrivant, j'ai la chance d'être publié, mais je n'oublie jamais que dans un monde où tout est commerce, je ne le serais pas - ou très difficilement - s'il n'y avait pas des lectrices pour me lire. (Je dis "lectrices" parce que la majorité des personnes qui achètent des livres et les lisent sont des femmes.) Alors merci, pour les autrices et les auteurs que vous lisez. Vous les honorez et vous contribuez à les faire vivre, ou survivre. 

De plus, je vous remercie d'avoir des opinions sur vos lectures. C'est tout ce qu'une autrice ou un auteur peut souhaiter : qu'une lectrice pense quelque chose d'un de ses livres. Toutes les personnes qui écrivent le font avec leurs pensées, leurs sentiments, leurs émotions, et elles espèrent qu'en retour, leurs textes déclenchent pensées, émotions et sentiments à la lecture. Il n'y a rien de pire qu'un livre qui laisse indifférente ou amnésique. Merci de faire vivre les livres avec vos émotions et vos questions ! 

Merci encore de prendre la plume pour écrire à celles ou ceux dont vous lisez les livres. C'est le plus beau geste et signe d'intérêt, de partage et de sororité qu'une autrice ou un auteur puisse attendre. On s'adresse aux autres, sans savoir qui iels sont, en espérant une réponse, sous une forme ou une autre. En écrivant, vous répondez "Je vous ai lu.e." -- et c'est la plus belle réponse qui soit. Cela veut dire qu'on n'a pas écrit en vain.

Merci également, de savoir ce que vous attendez d'un livre. Qu'il raconte des histoires, qu'il transmette quelque chose - et toutes les autres attentes que vous avez en plus de celles-là. Les autrices et les auteurs ont besoin de lectrices exigeantes : c'est grâce à cela qu'elles se creusent le cerveau pour -- entre autres -- inventer des histoires. Je suis lecteur depuis longtemps, et c'est parce que j'ai toujours attendu plus des livres que je lis (et des personnes qui les ont écrits) que j'essaie, à mon tour, d'écrire des livres qui captivent, qui émeuvent, qui éclairent au moins un peu le monde et la vie. Alors, oui, continuez à être exigeante, nous tous - lectrices et écrivant.e.s - nous en avons besoin. 

Enfin, j'aimerais vous demander une faveur. Je ne la demande pas pour moi, mais pour toutes les écrivantes qui méritent votre respect, votre intérêt et votre lecture. Toutes ces écrivantes qui ne sont pas des fats vaniteux et mal embouchés comme l'inqualifiable* innommable à qui vous avez eu affaire. 

Cette faveur est simple : ne croyez pas un mot de ce qu'il vous a écrit. La littérature n'est pas cette chose rabougrie, étriquée et flétrie qu'il voudrait enfermer dans ses "définitions" poussiéreuses et momifiées. La littérature, c'est tout ce que vous lisez et aimez lire. Elle est faite de tous les textes et de toutes les formes, de tous les goûts et de toutes les couleurs, de toutes les origines et de tous les futurs. Il n'y en a d'ailleurs pas une seule, mais autant qu'il y a de lectrices : la littérature c'est ce que chacun.e de nous lisons, séparément et ensemble. 

La littérature, c'est aussi, ou ce sera, ce que vous écrirez peut-être. Car il y a une écrivante dans chaque lectrice, j'en sais quelque chose : j'ai longtemps été l'une avant d'être l'autre, et nul n'a le droit de vous laisser entendre que vous ne pourrez pas, si vous le désirez, écrire un jour des textes infiniment plus intéressants que ceux des inqualifiables* boursouflés de suffisance. 

Chaque livre que vous lisez, vous l'écrivez en vous-mêmes, vous en gardez la trace. Ce n'est pas le livre à lui seul qui vous marque, c'est vous, d'abord, qui choisissez ce que vous en retenez, le souvenir d'un sourire ou d'un goût ou d'un souffle ou d'une mélodie. Alors ne laissez personne prétendre que vous n'êtes pas actrice, autrice et maîtresse de ce que vous lisez. Votre littérature, vous la construisez en vous-même, un livre après l'autre. 

Voilà, j'en ai fini. Si on vous a signalé ce message, je vous remercie de l'avoir lu jusqu'au bout. 

Et je vous remercie de m'avoir, sans le savoir, incité à l'écrire. 

En vous souhaitant de belles lectures, de belles correspondances, de belles rencontres et une bonne vie, 

Et avec toute ma solidarité et ma reconnaissance, 

Mar(c)tin  

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(* : Remplacez ce mot par la première insulte qui vous vient à l'esprit.) 



vendredi 26 janvier 2024

La littérature, les histoires, les messages, les "malentendus" (!!) et le mépris hautain de certains "Hécri-vains" - par Martin Winckler


A tou.te.s les écrivant.e.s qui écrivent sans savoir (ni se demander, Dieu merci !) si iels "font" de la littérature. Avec mon chaleureux soutien et mes vifs encouragements. 

Bonne année 2024 !!! 


L'autre jour, sur Facebook,  j'aperçois la photo d'un auteur francophone connu, respecté, estampillé, multiprimé, ornée d'un petit texte.

L'auteur en question -- la soixantaine, chauve, chemise bleu sombre ouverte sans col -- regarde droit vers la caméra. Il a peut-être un demi-sourire en coin. Je dis "peut-être" parce qu'on n'est pas sûr qu'il sourie, même à demi. Il est peut-être simplement circonspect. Ou peut-être que la photo l'a saisi pendant qu'il était en train de compléter son sourire. Un instantané, c'est trompeur... Et ambigu. 

Le texte imprimé sur la photo ne l'est pas moins. 


Et c'est signé "Jean-Edouard" (c'est pas son vrai nom). 

Faut-il dire que ça m'a énervé ? Je précise que ça m'aurait énervé venant de n'importe qui, c'est pour ça que je ne trouve pas nécessaire de vous donner son nom. Ce sont les paroles que je discute ici, pas la personne. Autant dire que dans mon esprit, "Jean-Edouard" c'est moins le type du portrait que la ou les personnes qui ont décidé de placarder ces affirmations et son nom sur son portrait comme si c'était une maxime de La Rochefoucauld ou un bon mot de Bossuet. 

Pourquoi ça m'a énervé ? Prenons les choses dans l'ordre : 

"Par ailleurs..." 

On comprend que ces quelques phrases sont extraites de quelque chose : un entretien, un article, peut-être un podcast ou une émission de télé. On n'a pas le contexte ni l'ensemble de la pensée de l'auteur en question. Cependant, les phrases imprimées sur la photo peuvent être lues comme un tout, un aphorisme, une déclaration, une profession de foi ou au moins un credo puisqu'elles sont publiées sans contexte et semblent se suffire à elles-mêmes. Donc, même si c'est pas l'auteur qui les publie comme ça, les personnes qui s'en sont emparées les ont comprises - et nous les retransmettent - comme un tout. 

"... je tiens à dissiper deux malentendus"

Sur cette phrase-là, je reviendrai tout à l'heure. 


"La littérature n'a pas pour vocation de raconter des histoires". 

Ah bon ? Et où il a vu ça, Jean-Edouard ? Il tient ça de qui ? 
C'est une opinion personnelle ou c'est une vérité vraie indiscutable ? 
C'est le produit d'un travail scientifique fouillé, étayé, fondé sur des preuves, ou bien c'est juste un truc qu'il lance comme ça, en passant, pour provoquer ? (Et il a le droit !) 
Impossible de le dire mais ça surprend et ça "interroge", comme on dit. 

Qu'est-ce qu'il veut dire par "La littérature", d'ailleurs ? 

"La littérature" c'est difficile à définir puisque par exemple, en France, On dit que certains livres sont de la littérature (les collections blanches de Gallimard, Minuit et P.O.L, mettons ; les "grands classiques" comme Proust, Flaubert et cie) et que d'autres n'en sont pas -- par exemple les romans policiers, les romances, la SF, les romans graphiques, les romans pour jeunes adultes, les autobiographies, les journaux personnels... 

(Quand je dis "On", je parle de ceux qui savent -- les professeurs, les critiques, bon nombre d'auteurs et d'autrices bien informé.e.s -- toutes catégories dont je ne fais pas partie car j'ai la faiblesse de croire que la littérature c'est tellement vaste qu'on ne peut pas la (dé)limiter, la classer, la ficher, l'estampiller, la cloisonner, la faire entrer dans des cases... Bref, la littérature, dans mon esprit, c'est le Numéro 6...) 






Tandis que, par exemple, chez les anglophones cette distinction n'existe pas, on parle de "fiction" et de "non-fiction", deux catégories qui se préoccupent seulement du contenu (c'est imaginaire ou c'est factuel) et non du statut du texte (c'est de la litchératchure ou ce n'en est point). 

... n'a pas pour vocation... 

Le mot "vocation" me fait me gratter la tête, parce qu'en principe, la vocation, c'est un truc de personne, pas de concept. Un prêtre peut avoir la vocation ; un médecin, à la rigueur. Mais la littérature n'a pas de "vocation", aucune muse ne l'a appelée en lui disant "Eh, Littérature, fais-moi rire/pleurer/trembler/fulminer/rêver !!!" et elle ne se lève pas la nuit pour produire quoi que ce soit. 

La littérature, si ça existe, c'est produit par des millions de gens (au moins) et pour savoir si c'est par "vocation" (terme à définir) ou pour tout plein d'autres raisons, il faudrait le leur demander... 

"... de raconter des histoires". 

On aimerait demander à Jean-Edouard de préciser sa pensée. Est-ce qu'il a voulu dire "n'a pas toujours pour vocation" ou "pas nécessairement", par exemple ? Parce que là, on serait d'accord ; comme "la littérature" est un champ plutôt imprécis, aux contours larges et extensibles, on ne va pas contester qu'elle peut produire des textes qui ne racontent pas d'histoires, comme c'est souvent le cas en poésie, par exemple. 

Mais si Jean-Edouard voulait dire "n'a jamais pour vocation", est-ce que tous les poèmes narratifs (et y'en a une flopée) de Victor Hugo ne sont pas de la littérature ? Et Les Misérables, non plus ? Et Proust, alors ?  Lire toutes les histoires qu'il y a dans sa Recherche, c'est vraiment du temps perdu ? 

On aimerait aussi savoir si, dans l'esprit de Jean-Edouard (ou des personnes qui le citent, avec son assentiment ou non), les personnes qui lisent des textes-qui- racontent-des-histoires et pensent qu'elles lisent de la littérature se fourrent le doigt dans l'oeil jusqu'au coude ? Si elles se trompent du tout au tout. Si elles vivent dans le mensonge -- ou dans le déni, ce qui serait pire...  

Et si tel est le cas, qu'est-ce qu'on fait de tous ces textes qui racontent des histoires ? En commençant par l'Iliade, l'Odyssée, le Mahabharata, le Dit du Genji, les Mille et une nuits ? (Je vous épargne la liste de tout ce qui vient après...) 

Pasque si Jean-Edouard (ou ceux qui le mettent en avant) pense vraiment que quand ça raconte des histoires, ce n'est pas de "la littérature", il va falloir requalifier un paquet de choses. Et quand on se met à requalifier, on requalifie quoi, et comment ? Et qui requalifie, au fait ? 


"L'écrivain n'a pas à délivrer de message."

"Il n'a pas", c'est un peu ambigu, ça aussi. Là encore, s'il était écrit "pas toujours" ou "pas forcément", ce serait plus clair. Mais là, est-ce que ça veut dire : "Il ne doit pas" ou "Il n'est pas obligé de" ? 

Si c'est "Il ne doit pas", de quel droit dit-il (lui fait-on dire) ça, (à) Jean-Edouard ? Il a été nommé préfet de la Police-aux-écritures (haha) ? Moi qui suis écrivant professionnel et publie (entre autres) des livres qui sont considérés (Par certains, au moins ; par Jean-Edouard ? Je ne saurais le dire, ne l'ayant jamais rencontré) comme de la littérature, je délivre des messages si je veux quand je veux, d'abord ! 
Mon corpus écrit, mon choix !!!! 

Et si c'est "Il n'est pas obligé de", on est bien content qu'il le dise, mais est-ce qu'on avait vraiment besoin de Jean-Edouard (ou de ses citataires) pour le constater, le savoir, le penser et se le dire pour soi (et pour les auteurs et autrices qu'on lit) ? 

Quand on lit beaucoup, on sait bien que sur les étagères des librairies, au rayon "littérature", il y a des flopées de livres qui
1° ne racontent rien de rien, 
et
2° ne délivrent aucun message même quand on écarquille les yeux et qu'on ouvre grand ses oreilles. 

(Ces livres-là, personnellement, je dépasse rarement la douzième page, mais il en faut pour tous les goûts.) 

Et d'ailleurs, c'est quoi un "message" ? Pasque ça aussi c'est foutrement ambigu. Sauf erreur de ma part, toute parole (orale ou écrite) est un message - elle transmet des informations. Quelle partie de ce "message" l'écrivain "n'aurait-il pas à délivrer" ? Ou bien y aurait-il des "messages" dignes d'être considérés comme de la littérature et d'autres pas ? 

Bon, je crois deviner de quels "messages" il est question : les messages qui veulent absolument dire quelque chose. Qui transmettent des valeurs. Des engagements. Des opinions. Des critiques. Des révoltes. Des convictions profondes, comme celles pour lesquelles on milite, entre autres, en écrivant. Tout ça, Jean-Edouard (ou ses citatifs) n'en voudrai(en)t pas, si l'on en croit cette double injonction (peut-être subtilement reformulée). 

Voyons, enfin, Jean-Edouard penserait-il vraiment que la littérature doit être ineffable, éthérée, in-signifiante (car tout signifiant est un message, et vice-versa) ?  
Voudrait-il vraiment seulement de la littérature apolitique ; pas seulement blanche, mais pratiquement opaque ?  Qui bloque bien la lumière ? 
Je ne peux le croire, connaissant la qualité de l'impétrant. 
Et ce serait un peu triste ; mais aussi, franchement, voué à l'échec. 

Pasque, sauf erreur, un texte, quand il est imprimé, l'autrice ou l'auteur ne le contrôle plus. Que se passe-t-il si un message s'est, malgré tous leurs efforts, glissé dedans ? Qu'est-ce qu'iels doivent faire ? Demander à l'éditeur de tout envoyer au pilon ? Publier un rectificatif : "A la page 127, je tiens à affirmer vigoureusement qu'il n'y a aucun message !!!!" ? Faire leur mea culpa à la télé ? Implorer Jean-Edouard et tous les Saints de la littérature française pour recevoir l'absolution ? 

Et les lectrices et lecteurs, si ça leur chante de percevoir un message (n'importe lequel) dans le bouquin, que faudrait-il faire ? Le leur interdire ? Leur dire que c'est pas bien, pas approprié, pas "littéraire" ? Exiger qu'iels cessent de voir des messages partout ? 

Bref, qu'est-ce qu'ils ont dans la tête, Jean-Edouard ou ses citateurs, quand ils nous assènent des trucs pareils ? 

D'autant que, comme c'est dit en ouverture, cette double injonction vise "à dissiper deux malentendus".  

Ben oui, dame ! Si vous pensiez que la littérature a pour fonction de raconter des histoires et que les écrivains ont le droit de délivrer un message, vous n'aviez pas bien compris !!! Vous étiez doublement dans l'erreur !!!! 

A lire ça, on se dit  "Il est fort, Jean-Edouard ! Il sait déjà quelles fautes (d'appréciation littéraire) les autres commettent, avant même qu'ils ou elles aient dit quoi que ce soit !!! Un vrai directeur de conscience à l'ancienne, modèle Port-Royal !!! Louons Dieu que des hommes comme lui soient là pour nous corriger avant qu'on ne persiste fâcheusement dans cette double faute !!!"
(En littérature comme au tennis, les doubles fautes, c'est diabolique - et impardonnable.) 

Je m'énerve, je m'énerve, mais il faut que je précise, tout de même : Jean-Edouard n'y est peut-être pour rien... 
La double injonction qui lui est attribuée a été postée par un organisme qui a pour but de faire écrire des personnes qui ont le désir d'écrire

Organisme que j'aime beaucoup, et avec qui j'ai travaillé plusieurs fois. 

Mais avec lequel, sur ce coup-là, je suis pas d'accord. Du tout, du tout. 

Ce qui me gêne, c'est que lorsqu'on a le désir d'écrire, depuis trois semaines ou depuis cinquante ans, cette double injonction ne laisse pas beaucoup de latitude. Et si on décide (à Dieu ne plaise !) de passer outre cette parole-d'évangile-de-Jean-Edouard-peut-être-apocryphe, et de raconter des histoires en délivrant des messages, on semble condamné.e d'avance à ce que ça ne soit pas de la littérature, mais du blasphème. De l'hérésie. Pour ne pas dire : de la soupe. 

C'est un peu fort, je trouve. Pasque bon, quand on y réfléchit, c'est tout de même un sacré... message, que ses citationnistes lui font délivrer là, à Jean-Edouard, en trois petites phrases !!! Et ça ne peut pas être l'essentiel de sa pensée... 

D'ailleurs, parmi ses bouquins, à Jean-Edouard, est-ce qu'il y en a qui racontent des histoires (et qui ne sont pas de la littérature) et d'autres qui n'en racontent pas (mais qui en sont) ? Lesquels ? J'aimerais le savoir parce que j'ai été un lecteur de Jean-Edouard, mais j'aimerais être sûr que je me suis pas trompé sur ce que j'ai lu. (Et que j'ai lu les bons...)  

J'aimerais être sûr que ses bouquins, que j'ai beaucoup aimés, et qui me semblent tout à fait raconter des histoires (et parfois, subtilement, délivrer des messages, pas toujours visibles mais quand même), j'aimerais être sûr, dis-je, que dans mon enthousiasme, je n'ai pas pensé à tort que c'était de la littérature ! 

Pasque ça, vous voyez, je ne m'en remettrais pas. 


Mar(c)tin Winckler 


Post-scriptum du 27.01.24 : 
J'ai pris beaucoup de précautions. Trop. Un de mes amis m'écrit que les phrases en question étaient bien signées "Jean-Edouard" et provenaient d'un livre dans lequel il répond à une lycéenne qui lui avait écrit. 

Intrigué, je suis allé consulter le livre en question. Voici l'extrait, qui en dit long. Très long. Attention, c'est du lourd.

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“(...) Ce qui est en jeu, dans la littérature, ce sont des questions hyper spécialisées, hyper techniques, souvent d’une infinie complexité, la plupart du temps inaccessibles au profane. Un jour, une lycéenne qui avait lu mon roman XXXX dans le cadre du Goncourt des Lycéens, m’avait écrit, d’un ton pincé, pour me dire qu’elle n’avait rien compris à mon livre, que ça ne racontait pas d’histoire, qu’elle se demandait bien quel message j’avais voulu faire passer. J’avais fait grand cas de sa lettre, et je m’étais efforcé de lui répondre avec soin :

        "Chère Hélène (le prénom a été modifié – ou pas, je ne sais plus), j’aurais pu accueillir votre lettre d’un haussement d’épaules et d’un sourire amusé. Mais je vais vous répondre, car votre lettre me paraît exemplaire d’une méconnaissance très répandue de ce qu’est la littérature. En vérité, les sources de votre légitimité m’échappent. C’est parce que vous êtes en première « littéraire » que vous me jugez – et condamnez – avec autant d’aplomb ? C’est comme si vos camarades de première « scientifique » jugeaient des travaux de physiciens quantiques et allaient leur écrire pour se plaindre que leurs travaux sont incompréhensibles. Incompréhensibles pour qui ? Pour les lycéens ? Personne n’a dit le contraire. La littérature, pour être jugée, demande un minimum de connaissance, d’expérience et de culture.

        Par ailleurs, je voudrais dissiper deux malentendus.

        1) La littérature n’a pas pour vocation de raconter des histoires.

        2) L’écrivain n’a pas à délivrer de message.

        La littérature est un art. Dans le meilleur des cas, il peut se dégager d’un livre une vision du monde, un rythme, une énergie, et un échange d’intelligence et de sensibilité peut s’opérer entre l’auteur et le lecteur. C’est ce qui se passe en général avec les livres des grands auteurs, reconnus par la critique et l’université. Or, précisément, mes livres sont reconnus par la critique et l’université, ils sont édités à l’étranger, font l’objet d’articles, de mémoires et de thèses. Je voudrais, si cela vous intéresse d’en savoir davantage sur la littérature, vous recommander la lecture d’un livre “accessible et passionnant, Préface à une vie d’écrivain, d’Alain Robbe-Grillet, qui, depuis près de cinquante ans, s’emploie à débarrasser la littérature de tous les lieux communs, présupposés et clichés qui l’empoussièrent."

J’ajoutais en post-scriptum : "J’ai lu votre lettre à mon fils Jean (qui doit avoir votre âge et votre impertinence), et qui, dans une réponse moins circonstanciée que la mienne, a conclu, en se marrant : « Va te cacher, Hélène ! "

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La messe est dite, et c'est très clair. 
Jean-Edouard est ce qu'on fait de pire et de plus caricatural en matière de "Hauteur" francophone : le fat supérieur, condescendant, méprisant, fier comme tout de se savoir grand-puisque-les-critiques-le-disent, et pas gêné le moindrement d'humilier une lectrice, ni de lui transmettre, avec le sien, le mépris de son fils -- décidément à bonne école. 

Bref, c'est un inqualifiable*, qui ne mérite même pas d'être nommé ici. 
(* Remplacez ce mot par la première insulte qui vous vient à l'esprit.) 


Martin Winckler/Marc Zaffran 

PS : Hélène mérite d'autres lettres que celles de ce cuistre. J'ai décidé de lui écrire à mon tour. 

mercredi 20 septembre 2023

Des femmes, des crimes et de la littérature : "Shedunnit", le merveilleux podcast de Caroline Crampton - par Mar(c)tin Winckler



(illustration : (c) Rebecca Hendin) 

Je viens de découvrir un podcast for-mi-dable. Il est en anglais, ce qui le rend difficile d'accès aux francophones qui ne parlent pas cette langue (qui ne "l'entendent pas", comme on disait autrefois). Et c'est bien dommage. Mais il est d'une telle qualité que je m'en voudrais de le garder pour moi. 

Shedunnit est un podcast écrit, produit et raconté par l'autrice anglophone Caroline Crampton. Le mot-valise qui lui tient lieu de titre est construit à partir du mot Whodunnit, bien connu des amateurs de romans d'énigme/policiers/de mystère (je reviens plus bas sur la question terminologique) anglophones/philes. 

C'est la contraction de "Who (has) done it ?" - Qui a commis le crime ? Le terme désigne les romans dans lesquels un crime a été commis et dont certains des personnages tentent de découvrir qui en est l'auteur. 

Shedunnit (C'est elle qui l'a commis...) est un podcast consacré à ce qu'on appelle dans les pays anglophones The golden age of Murder Mysteries -- l'âge d'or des romans d'énigme. C'est à dire la période historique -- l'entre-deux guerres mondiales --pendant laquelle ces romans se multiplièrent comme des petits pains, d'abord dans le monde anglophone, puis bien au-delà

C'est donc un podcast littéraire et historique, mais c'est aussi (comme son nom l'indique) une série radiophonique consacrée à la place des femmes dans ce genre particulier de la littérature qu'est le... 

[Ici, je dois ouvrir une parenthèse. La langue anglaise propose bon nombre d'expressions pour désigner les romans appartenant à ce genre (whodunnit, murder mystery, crime fiction, detective stories) et leurs sous-genres (cozy mystery, impossible crimes, locked-room murders, police procedural, courtroom drama...). 

La langue française est moins riche, et englobe tout ça dans le terme générique de "roman policier" ou de "polar". Or, le terme de "polar" ne permet pas de rendre compte de la richesse du genre, ne serait-ce que parce que beaucoup de ces romans ne mettent pas en scène des policiers, sinon dans un rôle secondaire... 

On parlait autrefois (jusque dans les années cinquante) de "roman de mystère" mais l'expression a pratiquement disparu du vocabulaire. On parle aussi parfois de "roman criminel", mais le terme est vague alors que, encore une fois, la langue anglaise a des termes pour presque tous les sous-genres. Je vais donc sciemment, dans la suite de ce texte, employer le terme anglais]

... Murder Mystery. 

Le genre, nous apprend Caroline Crampton dans le tout premier épisode de son podcast, est né à une époque (les années 20) où les femmes sont dans une situation inédite : rien qu'au Royaume-Uni, en 1921, on parle d'un "surplus" (!!!) de 2 millions de femmes. Et c'est une époque où beaucoup de femmes dont l'époux ou le fiancé a péri pendant la guerre -- mais aussi beaucoup de femmes célibataires -- subviennent seules à leur besoins, contrairement aux générations précédentes. Elles travaillent en usine, deviennent infirmières et enseignantes, secrétaires et journalistes, et s'engagent dans l'armée. Au Royaume-Uni, elles accèdent aussi au droit de vote dès 1918. 

Et bien sûr elles lisent beaucoup (bientôt plus que les hommes), elles écrivent dans les journaux, souvent sous pseudonyme, et publient des romans. 

Les autrices de Murder Mysteries sont le reflet de ce changement sociologique. Agatha Christie ("Hercule Poirot", "Miss Marple") était préparatrice en pharmacie pendant la seconde guerre mondiale et se forma plus tard à l'archéologie. Dorothy L. Sayers ("Lord Peter" et "Harriet Vane") était rédactrice dans une agence de publicité. Josephine Tey ("Inspector Grant") était physiothérapeute. Gladys Mitchell ("Mrs Bradley") était professeur d'histoire. Ngaio Marsh ("Roderick Alleyn") tenait une boutique d'artisanat... 

Et leurs textes parlent des femmes de leur époque. En écoutant Caroline Crampton, on apprend que dans les Murder Mysteries de l'époque ce sont souvent des Spinsters (terme péjoratif désignant les femmes qui ont vécu seules toute leur vie) qui résolvent les énigmes vous connaissez probablement Miss Marple, mais saviez-vous que Lord Peter (le héros de Dorothy Sayers) a souvent recours à  une agence de détectives dirigée par une femme, Ms Climpson, qui n'emploie que des femmes célibataires... 

Et la plupart de ces romancières mettent en scène des femmes indépendantes et qui tiennent à le rester. En cela, elles offriront aux lectrices des modèles de rôle qui ne leur étaient pas donnés dans les romans écrits par les hommes, et dans un genre littéraire populaire, qui n'est pas réservé (mais est souvent méprisé et ignoré) par les "élites" sociales. 

Shedunnit est un podcast passionnant parce que Caroline Crampton y raconte non seulement la carrière d'auteurs et surtout d'autrices connues et moins connues, évoque leurs personnages célèbres et moins célèbres, mais elle invite aussi autrices et auteurs et spécialistes du genre à parler  des personnages Queer dans les Murder Mysteries (et non, Queers et lesbiennes n'y sont pas toujours des victimes ou des assassins, loin de là...) ; d'affaires criminelles célèbres de l'époque et de leur influence sur les romancières et romanciers ; de l'inventeur britannique de l'expertise médico-légale ; et des Honkaku, les Murder Mysteries japonais de l'entre-deux guerres

Elle s'interroge aussi sur le premier Whodunit (et le découvre très loin dans le passé de la littérature occidentale) ; elle raconte que la naissance des mots croisés est contemporaine de celle des Detective Fictions et aborde les aléas des adaptations cinématographiques et télévisées... 

Déjà fort de 129 épisodes à l'heure où j'écris, Shedunnit est... extraordinaire. C'est une suite brillante d'analyses littéraires et historiques - rédigées selon une perspective manifestement féministe. C'est aussi une mine de références et de conseils de lectures car le site de Shedunnit renferme non seulement l'intégrale des podcasts, mais aussi leur transcription intégrale, des liens vers tous les ouvrages cités et vers les contributrices et contributeurs invités par Caroline Crampton, des conseils de lecture, un club du livre...  Sans oublier que Caroline Crampton écrit et raconte merveilleusement. 

Pour les amatrices et amateurs du genre qui ont la chance d'entendre l'anglais, c'est une pure merveille et une source de grands bonheurs. 

Mar(c)tin W. 





 


lundi 11 septembre 2023

La rentrée littéraire, l' "humour" et le mépris - par Martin Winckler/Marc Zaffran

Cette semaine de septembre 2023 -- semaine de "rentrée littéraire" -- je suis tombé sur un dessin d' "humour" du dessinateur Chappatte. 

(NB : Conflits d'intérêts de l'auteur de ce billet : aucun ; je n'ai pas de livre qui sort cette année, ni à la rentrée d'automne, ni en janvier). 


Vous l'avez peut-être vu, vous aussi. 



Et je dois dire qu'il m'a laissé songeur. 

C'est censé être un dessin d'humour. Mais de quelle situation le dessinateur se moque-t-il ? 
(Car il se moque, ça ne fait aucun doute.) 


Soulignons d'abord qu'en période de rentrée littéraire, il y a toujours pléthore de nouveautés sur les tables des librairies. La pyramide que le dessinateur met en scène n'a donc rien de très extraordinaire. 

Ensuite, il prend la peine tout de même de mentionner au moins trois auteurs identifiables dans son dessin : Christine Angot et Amélie Nothomb (affiches sous le présentoir) et Titeuf (sur un panneau suspendu, à gauche). 

Qui sont donc les autrices et les auteurs empilés sur la pyramide ? 

On ne le sait pas. Ils ne sont pas identifiables. 

La seule chose que l'on sait, c'est ce que les deux personnes au premier plan disent : 

"Les gens ne lisent plus. Ils écrivent". 

Leur posture est significative : les deux personnes sont atterrées. La femme a les bras qui tombent, l'homme a les mains dans les poches, ce qui laisse entendre que ni l'une ni l'autre n'est tenté de feuilleter les livres qui leur sont proposés pour se faire une idée du contenu. Trop mauvais, sans doute : les bras leur en tombent d'emblée ! 

Le commentaire est clair : il n'y a plus ni lectrices ni lecteurs, il n'y a que des soi-disant autrices et auteurs. 

Et je me pose la question : qu'est-ce qui a pu donner à ce dessinateur satirique l'idée que le commentaire de ses personnages est non seulement drôle, mais aussi représentatif de la réalité ? 

Le dessin laisse entendre que "avant" (sous-entendu : Quand "les gens" n'écrivaient pas autant ? Quand ils lisaient plus ? ), les livres publiés étaient véritablement des "oeuvres" d'auteurs et autrices dignes de ce nom. Et que ce n'est plus le cas. 

Or, ll faut être très ignorant de la réalité de l'édition pour penser que les éditeurs publient le premier manuscrit arrivé par la poste et que les rayons sont, en 2023, envahis par des plumes nouvelles mais (c'est sous-entendu) tout à fait dénuées de qualités littéraires. 

Ce n'est pas seulement faux, c'est méprisant à l'égard des écrivantes et écrivants nouvellement publiées et de celles et ceux, beaucoup plus nombreux, qui ne le sont pas même lorsque leur texte pourrait tout à fait l'être. 

C'est méprisant à l'égard des lecteurs et les lectrices -- il y en a encore beaucoup, merci, comme en témoignent les chiffres d'affaire de l'édition en France. Et s'il y a moins de livres qui se vendent, ce n'est peut-être pas seulement parce que "les gens lisent moins", c'est peut-être aussi parce qu'il y a moins d'argent à consacrer aux livres, en ces temps difficiles ? 

C'est méprisant, enfin, à l'égard des professionnelles de l'édition, qui bossent toute l'année pour publier des livres qu'iels aiment, et espèrent faire connaître. Et qui les choisissent. 

Oui, il y a du népotisme dans l'édition, et des passe-droits, et du favoritisme, mais il y a aussi des éditeurs et des éditrices qui se démènent pour publier des livres sensationnels. Alors il serait plus juste de ne pas mettre tout le monde dans le même panier, et d'examiner les livres l'un après l'autre. 

Enfin, pour ça, faut avoir la curiosité de les regarder, les bouquins en question. 

Mais le dessinateur ne l'a pas fait. Il a rendu son jugement, et voilà tout. 

Au fond, qu'est-ce qu'il veut dire par son   "Les gens ne lisent plus, ils écrivent" ? 

Il veut avant tout exprimer du mépris. 

Un mépris implicite envers les personnes qui, un jour, se mettent à écrire.  Et qui, bien sûr, ne lisent plus... Comme si lire et écrire étaient antinomiques !!! 

Certes, les ateliers d'écriture et l'auto-édition se sont beaucoup développées, ces dernières années. Surtout depuis la pandémie. Mais est-ce surprenant ? Et même, est-ce inquiétant ? Pour ma part, je trouve ça assez réjouissant. 

Pour d'autres, c'est peut-être l'annonce d'une catastrophe. 

Car la pensée qui sous-tend ce dessin, je l'entends d'ici : 

"Mais enfin, écrire, c'est tout de même pas comme faire de la musique, du sport ou de la poterie !!! 

Certes, toutes ces activités sont parfaitement respectables. Mais l'écriture, c'est autre chose !!! 

Tout le monde ne peut pas se mettre à écrire comme ça, du jour au lendemain ! 

Il faut avoir du talent. Et même du génie ! N'est pas Flaubert ou Proust qui veut, enfin !  

Et puis d'abord, il faut savoir conjuguer le subjonctif et ne jamais faire de fautes d'orthographe !!! 

Ecrire, c'est sérieux ! C'est réservé ! Aux grand(e)s de ce monde ! A l'élite ! 

Pas à n'importe quels "gens" qui décident de prendre la plume. 

Ces gens qui pourraient bien, puisqu'ils ne lisent plus (ils sont tellement incultes, de ne pas lire et de se targuer d'écrire), venir un jour occuper les tables de nouveautés et y prendre la place des VRAIS AUTEURS. 

Et y opérer -- quelle horreur !!!! -- un "grand remplacement littéraire", en quelque sorte... 

Dieu nous préserve d'une telle éventualité ! "


Oui, ce dessin est bien, décidément, une expression de mépris. 

Un mépris de classe, un mépris bien élitiste. Un mépris, somme toute, bien français.  





Marc Zaffran/Martin Winckler 


PS : Pendant que j'écrivais ce billet, je pensais à un autre texte, écrit il y a longtemps. Je ne savais plus où et quand je l'avais écrit. Je l'ai retrouvé ce matin. C'est la fin d'un billet/tribune pour Libération, publié sous le titre "Bloc-Notes d'un citoyen ordinaire" le 4 décembre 1999. 

Il se concluait ainsi : 

A une époque où Libé publiait encore beaucoup ses lecteurs, un bandeau noir intitulé «Pourquoi écrivez-vous?» hanta ses pages pendant quelques jours. 

Ce «teasing» ambigu annonçait un supplément «Salon du livre», réponses d'écrivains estampillés. 

Aux réponses de lecteurs, Daniel Rondeau, alors responsable de la rubrique livres, rétorqua, hautain: «Manifestement, vous avez répondu à une question qui ne vous était pas destinée.» 

Aujourd'hui, Libé n'a plus de courrier des lecteurs et Rondeau publie ... une biographie de Johnny. 

Mais une chose n'a pas changé: l'écriture, comme la parole, est à tout le monde. Prenez-la. 

Ce que vous avez à dire vaut la peine d'être crié ou écrit. Ouvrez vos gueules.

A la suite de la publication de ce billet, j'ai reçu plusieurs lettres me reprochant d'inciter "tout le monde et n'importe qui" à ouvrir sa gueule. 

Certaines choses n'ont pas beaucoup changé depuis 1999. 

MW






jeudi 7 septembre 2023

De la démagogie wincklérienne (Le Retour...) - par Marc Zaffran/Martin Winckler





Ces jours-ci, Babelio me signale qu'une personne a laissé un commentaire au sujet d'un de mes livres, Les Brutes en blanc. 


Voici ledit commentaire : 

"Ce documentaire date un peu mais il reste terriblement d'actualité malgré tout.
Je suis (et j'ai toujours été) gênée par le coté démago de Winckler, mais je suis malgré tout convaincue que son analyse est fouillée et réaliste !
Je suis admirative de la toute dernière partie dans laquelle il expose clairement ce qu'il faut faire si on a subi de la maltraitance médicale.
Je pense que c'est un livre à lire !"

J'ai été frappé par le paradoxe qui consistait pour cette lectrice, en quatre phrases, à dire du bien de mon livre et de son contenu et, en même temps, via un commentaire subjectif fait "en passant", à me  (dis)qualifier en m'affublant d'un "côté démago". 

***

Ce n'est pas la première fois qu'on me taxe (ou l'un de mes livres) de "démago" ou "démagogique". 

J'ai déjà raconté, en 2009 (!!!) dans un autre article de ce blog, une interaction avec deux personnes, et parlé des termes "démagogique" et "manichéen", dont on m'a souvent affublé 

Une nouvelle fois j'ai décidé d'écrire à la lectrice qui avait laissé le commentaire sur Babelio pour lui demander de préciser sa pensée. 

Merci pour ce commentaire. Pourriez-vous cependant préciser ce que vous entendez par "le côté démago de Winckler" ? Depuis le temps qu'on me dit que mes livres sont "démago", personne n'est en mesure de définir le mot et ce qu'il sous-entend, exactement. Peut-être le pourrez-vous ? Dans cette attente, merci d'avoir pris le temps de me lire. 

La réponse n'a pas tardé. Le lendemain, la lectrice répondait : 

Bonjour. J'avoue que je ne m'attendais pas à me confronter directement à vous, même si ça ne change rien à ce que je ressens fondamentalement?
J'ai cherché la définition de démagogue avant d'écrire mon commentaire, pour être sûre que c'était bien le bon mot?
Sur le site de linternaute (https://www.linternaute), il est écrit que « Une personne ou un propos démagogue fait preuve de démagogie [sic], c'est-à-dire une stratégie politique visant à flatter l'ego et les émotions d'un groupe de personnes, dans les buts de gagner leur approbation et de renforcer sa propre popularité ».
Ce qui me met mal à l'aise quand je lis vos livres (en plus de celui-ci, j'ai lu « La maladie de Sachs » et « Le Choeur des Femmes »), c'est le sentiment que vous faîtes votre éloge d'un bout à l'autre, que vous avez besoin de plaire au lecteur. Ce que je traduis, peut-être à tort, par une attitude démagogue.
Ça n'enlève rien à l'intérêt de vos livres, mais je suis gênée par la forme.
Avec tout mon respect

J'ai répondu à mon tour : 

Votre perception est parfaitement respectable. Je regrette que cette perception ("J'ai besoin de plaire au lecteur".) vous détourne du contenu des livres et de leur objectif. Sachez que ce n'est pas la perception de l'immense majorité des lectrices. Merci de m'avoir répondu.

***

A présent, je suis encore plus perplexe. Elle a cité la  définition du mot "démagogue" à laquelle je pensais aussi (et que j'avais prise en référence il y a presque quinze ans), mais au lieu de préciser en quoi elle trouve que je suis "démago", elle déclare que même si "mes livres ont de l'intérêt" et que "Les Brutes en blanc est d'actualité et sa description réaliste", elle pense que je "fais mon propre éloge" et que je veux "plaire au lecteur"... 


On est donc passé de "Vous flattez l'égo et les émotions d'un groupe de personnes" à "Vous flattez votre propre égo". 


Son "Vous faites votre propre éloge",  je ne le comprends pas bien non plus. Si je racontais ma propre vie, encore ! J'aimerais bien, mais je suis loin d'avoir vécu tout ce que vivent mes personnages, hélas... Si cette lectrice prend mes romans pour de l'autofiction, désolé, ça n'en est pas. D'ailleurs, je n'écris jamais en voiture. 


Par ailleurs, je regrette mais j'ai pas encore rencontré d'écrivant(e) qui cherchait à déplaire aux lectrices... Par principe, j'écris d'abord pour me faire plaisir, en espérant que ça fera plaisir aux autres, et quand ça leur plaît, ça me fait encore plus plaisir. En cela, je crois, je suis un auteur tout à fait conventionnel.  


Allons, loin de moi l'idée de jeter la pierre à cette lectrice de Babelio.  Je suis sincère : j'apprécie qu'elle ait pris le temps de me répondre. 


Et à vrai dire, je lui suis reconnaissant de me donner cette occasion d'écrire ce que je pense de ce terme/reproche récurrent de "démago". 


D'un point de vue général, il est toujours plus simple de dénigrer/disqualifier une autrice ou un auteur en disant qu'iel "a plagié" (Marie Darrieussecq a écrit à ce sujet un excellent livre, Rapport de police) ou qu'iel est "démago" ou "manichéen" que de parler du fond du problème - c'est à dire, du contenu des livres et de leur signification. 


La (dis)qualification n'a que des avantages : elle évite d'avoir à argumenter, elle se contente d'accuser, de libeller, de médire et, somme toute, de salir. 


La (dis)qualification ne dit rien, elle cherche à noyer le poisson. Enfin, l'autrice ou l'auteur. Et elle masque complètement l'absence d'arguments de la personne qui l'énonce. 


Mais quand un terme particulier ("démago") revient régulièrement dans la bouche de certain(e)s, la moindre des choses consiste à l'entendre, voire à le recevoir et, pourquoi pas, à l'accepter, et l'embrasser. 


Alors, voilà, je le dis haut et fort : je suis démago et je le revendique !  


Si écrire beaucoup (romans, essais, pamphlets, manuels pratiques...) et sur des sujets variés (et pas forcément "intellectuels") est démagogique, alors oui, je suis démago. Et je m'en félicite : je gagne ma vie grâce à ça. Il y a des métiers moins honorables. D'autant que personne n'est obligé de me lire, ni même de payer pour me lire (les bibliothèques sont faites pour ça). 


Si prendre la défense de la médecine générale (La Maladie de Sachs), de l'aide médicale à mourir (En souvenir d'André) et d'une formation soignante centrée sur la bienveillance et le soutien des personnes soignées (Les Trois médecins, L'Ecole des soignantes) est démagogique, alors oui, je suis démago. Et je n'ai pas honte de l'être : ce sont les valeurs auxquelles je crois. Mais en tant que discours politique c'est pas très efficace : je n'ai encore été élu nulle part. Ni été coopté pour être conseiller d'un ministre de la santé. 


Si écrire ce que je pense, crois et dénonce (en particulier : qu'une grande partie du corps médical maltraite la population - à commencer par les femmes) est un propos démagogique, alors oui, je suis démago. Et je ne m'en cache pas : je le dis et je le pense depuis... cinquante ans, au bas mot. (On peut donc à juste titre me reprocher d'être monomane.)


Si donner aux femmes une information de santé utile et pratique (Contraceptions mode d'emploi, Tout ce que vous vouliez savoir sur les règles, C'est mon corps) est démagogique, alors oui, je suis démago. Et je ne le regrette pas : en trente ans, je n'ai pas reçu une seule lettre (ou entendu une seule déclaration) de lectrice me disant que l'un de mes textes lui avait pourri la vie. 


Si employer le féminin générique ou l'écriture inclusive, ou parler de soignantes, d'écrivantes et de lectrices pour désigner des groupes majoritairement féminins est démagogique, alors oui, je suis démago. Et je persiste et signe. Et si ça en défrise certains (surtout des hommes), ça me fait bien marrer. 


A moins.... à moins que le problème ne soit là, justement. 


"Le Winckler, il arrête pas de caresser les femmes dans le sens du poil. Forcément, y'en a qui tombent dans le panneau. Ca leur fait plaisir. Mais son féminisme à la petite semaine, c'est que de la démagogie ! Ce qu'il veut, au fond, c'est les séduire, le salaud !!! "  


Bon sang, mais c'est bien sûr !!! 


Un homme, médecin, écrivant, qui prend fait et cause pour les femmes (sans oublier les personnes LGBTQI A+, les personnes handicapées, les personnes racisées, migrantes et immigrées et toutes les personnes soumises à l'arbitraire médical, en général...) 


un type qui hypnotise de ses paroles, écrits et fictions doucereuses toutes ces personnes fragiles, naïves et innocentes, faciles à manipuler et qui ne savent pas faire la différence entre une information fiable, un discours critique et une manoeuvre de séduction, 


ce type ne peut juste pas être sincère. Il a certainement de (sales) idées derrière la tête. 


Et donc, un (sale) type pareil, c'est sûrement un démago. Là !  


Marc Zaffran/Martin Winckler